Publié le 29.06.2023

Un poète dans un grenier

Belluard Bollwerk, Fribourg

C’est durant le festival Belluard Bollwerk, qui promeut à Fribourg les arts vivants contemporains, que Jean d’Amérique s’est produit en proposant une œuvre poétique déclamée sur une bande musicale composée par Lucas Prêleur. Texte en musique qui fait corps, corps en mouvement qui demande à vivre, la performance parle de violence mais aussi d’espoir et de liberté.  

© Julie Folly – Un public en sueur mais surtout captivé par les mots de Jean d’Amérique
© Julie Folly – Un public en sueur mais surtout captivé par les mots de Jean d’Amérique

Longues tables installées devant l’Arsen’alt à Fribourg, peuplade de personnes qui y discutent, rient, mangent, trinquent, brouhaha d’une soirée à peine amorcée : ça sent l’été, le festival et la bonne humeur. Un organisateur de l’événement clame soudain : « Pour Un poème dans la flaque rouge, c’est par là ! » Celleux qui avaient acquis un billet se dirigent vers l’entrée, se voient distribuer des vaporisateurs. « Il risque de faire chaud ! » nous révèle-t-on en riant, avant qu’on monte les marches d’un escalier en bois. Pour faire chaud, il faisait effectivement chaud dans ce grenier où on avait installé canapés, fauteuils, chaises et coussins (tout à notre aise !), mais cela valait le coup : Jean d’Amérique a accueilli son public dans une atmosphère intimiste qui donnait d’autant plus de puissance à sa prose.

Auteur de plusieurs recueils de poésie, romancier, dramaturge, rappeur, lauréat de nombreux prix littéraires, Jean ancre son œuvre dans une réalité concrète et contemporaine, marquée par les violences subies à Haïti, le pays duquel il vient. S’il explore différents genres littéraires, il se revendique avant tout comme poète : « Pour moi, la poésie c’est le centre de tout ce que je fais en littérature » nous confie-t-il, peu avant sa performance. Il développe et nous explique que la poésie est une façon pour lui de réinventer la langue, la mener à des endroits inédits et lui faire dire des choses de manière inattendue. Elle lui permet de « rendre à la langue une beauté qu’elle n’a jamais connue dans le langage courant, lui donner sa part lumineuse. » Très vite, se pose la question de l’engagement, car écrire est selon lui un acte qui ne va pas sans responsabilités et qui peut être utilisé comme une arme contre les systèmes de répression. Sa performance dans le grenier de l’Arsenal nous le fera bien ressentir.

Un poème dans la flaque rouge est une œuvre mue par deux grands mouvements : d’un côté, dénoncer la violence du monde, la souffrance humaine, et de l’autre, offrir un chatoiement de lumière, exprimer la rage de vivre. La première partie portera ainsi le regard d’une personne qui erre de villes en villes, explorant le monde. Ce regard observe, ce regard subit, ce regard souffre, ce regard résiste, ce regard accuse, ce regard espère. À mesure que le texte se déclame, certains motifs reviennent, comme celui du sang ou celui du corps, dont Jean nous révélait qu’ils sont au centre de son œuvre. Concernant le corps : « C’est l’espace où on peut selon moi toucher du doigt les grandes blessures humaines. Ce texte c’est un corps, une voix qui est en errance et qui clame son droit de vivre. »

© Julie Folly – Jean d’Amérique et le poids qu’il donne aux mots.
© Julie Folly – Jean d’Amérique et le poids qu’il donne aux mots.

Si Lucas Prêleur, le musicien qui devait accompagner sa performance, n’a malheureusement pas pu venir, Jean d’Amérique aura néanmoins trouvé une solution : il possédait un enregistrement de la bande musicale faite lors d’une répétition. Le concert aura de ce fait un peu perdu en spontanéité, car Jean nous racontait à quel point l’énergie de l’instant est essentielle, pour Lucas et lui : « Ce qui est important, c’est que même si la musique est préparée de base, elle n’est pas figée. Il ne s’agit pas vraiment d’improvisation, mais la musique compte beaucoup sur l’instant de la scène. Par exemple, je ne dis jamais mes textes de la même manière. On est dans une écoute mutuelle et constante, et c’est sur la base de ce qu’on avait construit qu’on peut creuser dans l’émotion du moment. »

L’enregistrement aura toutefois permis de magnifier le texte et d’en révéler les différentes couleurs. Entre guitare et synthé, riffs et drones, cette musique minimaliste se faisait tantôt calme et mélancolique, tantôt colérique et mouvementée, tout en entrant en cohésion avec la rythmique du texte. On retiendra bien évidemment quelques morceaux de rap qui ont ponctué la performance, et dont le dernier, plus énergique, aura été une façon de conclure tout en remontant aux origines, car c’est à travers le rap que Jean a découvert l’écriture, avec des groupes de rap haïtien comme Barikad Crew ou Rockfam. 

© Julie Folly – Jean d’Amérique conclut sur un dernier morceau de rap énergique
© Julie Folly – Jean d’Amérique conclut sur un dernier morceau de rap énergique

Enfin, la mise en scène, extrêmement sobre, aura permis à Jean d’Amérique de laisser la place aux mots. Chaque vers était pesé, conscientisé, vécu. La performance entrait ainsi en résonance avec ce qu’il nous avait confié, plus tôt dans la soirée : « Je ne suis pas un individu d’un côté et un poète de l’autre. C’est les deux en même temps, c’est la même personne. J’écris avec ce que je suis, ce qui m’appartient, ce que j’ai subi, ce que j’ai vu autour de moi. »