Publié le 13.10.2023

Submission Submission : des vies au-delà de l’extase

Pavillon ADC, Genève

Au Pavillon ADC de Genève, quatre femmes sanctifiées ressurgissent des temps médiévaux, accueillies par le vaisseau corporel de Bryana Fritz. Quatre tableaux puissants, entre angoisse, humour et passion érotico-christique.

© Michiel Devijver – Une utilisation minimaliste mais efficace de la vidéo
© Michiel Devijver – Une utilisation minimaliste mais efficace de la vidéo

C’est élevée sur une table que Bryana Fritz se présente à son public, dans le foyer du Pavillon. Dans une posture de prédicatrice et tout de blanc vêtue, elle expose les grandes lignes de son projet : faire parler des héroïnes chrétiennes médiévales à travers son propre corps. Ce rôle d’hagiographe amateure, c’est-à-dire d’historienne qui « à la fois débute et aime ce qu’elle fait », lui permet d’incarner la vie de quatre saintes, choisies parmi une collection de treize. Répondant à des questions que nous n’avons pas exprimées, elle pose les prémices de ce dont traitera le spectacle : des paroles, un corps, et des forces qui manipulent le tout.

L’objectif avoué relève de la retransmission par le corps des stratagèmes et postures employés par ces femmes aux destins hors du commun, présentés ici comme des stratégies de soumission ou de subversion. Telle Hildegarde de Bingen ou Thérèse d’Avila, qui soumettaient leurs visions à la clairvoyance d’autres érudits, l’artiste nous invite à nous méfier, à nous interroger sur l’origine de la parole que nous entendons. Cette attitude témoigne d’une forme de respect non seulement envers les figures incarnées par la performeuse, mais aussi pour le public qui, s’il est plusieurs fois mis à contribution lors du spectacle, est traité avec égards et bienveillance face aux images parfois très intenses qui sont proposées, au risque (ou peut-être dans le but) d’affaiblir ces dernières.

© Michiel Devijver – La « passion du Christ » revisitée
© Michiel Devijver – La « passion du Christ » revisitée

En effet, les différentes manières de présenter la soumission témoignent d’une grande force évocatrice. Qu’il s’agisse d’une soumission de son corps à une voix extérieure, à un amour christique, à des forces machinales ou à un désir sexuel et sensoriel submergeant, les tableaux de chaque scène sont méticuleusement construits et portés à leur apogée par un savant équilibre entre le son (composé de musiques pop-rock et de voix transformées), la vidéo (faite notamment de compositions textuelles illustratives et minimalistes), et une performance chorégraphique variée et physiquement exigeante.

A ce titre, les hagiographies d’Hildegarde de Bingen et Thérèse d’Avila sont particulièrement efficaces. La première s’inscrit dans une esthétique de l’angoisse et de la folie. Manipulée par une voix distordue, mouvant dans une transe spasmodique sous des lumières stroboscopiques, la performeuse exerce sur elle un travail d’ascèse qui n’est pas sans rappeler les inflictions     que subissaient volontairement ou non ces religieuses à la dévotion exaspérée. Quant à la carmélite espagnole, sa représentation par la manipulation d’un mannequin attaché à deux cordes ouvre à de multiples interprétations. On peut y voir la matérialisation de sa transverbération, les écueils et contraintes politiques auxquels elle a dû faire face dans son parcours religieux, son état de paralysie ou la maladie qu’elle a subie une bonne partie de sa vie. Mais on assiste également à la présentation d’une femme aux possessions démoniaques, pratiquant la lévitation, image dont l’inquisition souhaitait affubler cette grande artisane d’une réforme menaçant l’Ordre carmélitain en place. Ainsi, dans ce ballet de marionnettiste où la performeuse semble subir la résistance de ce corps inerte qu’elle bringuebale, on se perd à chercher qui manipule et qui est le pantin.

Il demeure en effet à la sortie du spectacle une part de mystère non-élucidé dans ce jeu de manipulation. Si le public s’avère inclus de manière très didactique et bienveillante dans le spectacle, et si les transitions entre chaque scène est mise en place à vue et lentement, certains événements et effets ponctuels plus ou moins subtils viennent perturber cette mise en scène très brechtienne. Les projections vidéo par exemple, que l’on devine manipulées en direct par la performeuse, prennent parfois vie indépendamment de leur créatrice. Serait-ce pour insuffler une part mystique à la représentation ?

© Michiel Devijver – Dans l’extase, les mots prennent le pas sur le corps
© Michiel Devijver – Dans l’extase, les mots prennent le pas sur le corps

Toujours est-il que Submission Submission se présente comme un spectacle aussi touchant que percutant, dont on se réjouit de connaître les futurs développements d’autres portraits. Cette performance, loin de faire l’apologie du mysticisme chrétien, ressuscite des femmes qui, par leur abnégation, leur position sociale et leur érudition, ont su traverser l’Histoire et le temps. En présentant leurs expériences transcendantales comme des stratégies corporelles, Bryana Fritz opère une désacralisation ré-humanisante toute en revisitant audacieusement l’art séculaire de l’hagiographie.



Submission submission, de et par Bryana Fritz

Jusqu'au 14 octobre au Pavillon ADC