Publié le 24.06.2023

Partie mortelle : ou l’infini voyage dans la poésie du jeu

C’est en esquivant un puissant orage que je me réfugie au Théâtre du Galpon, logé au cœur du Bois de la Bâtie, pour découvrir la nouvelle création onironautique de la compagnie La Temeraria. Partant de thématiques cerclant l’univers de la mort, le travail orchestré par Hèctor Salvador Vicente présente un voyage initiatique vers un inconnu à découvrir en dépit de ses effrayants traits.

© Erika Irmler – Personnages à la découverte de leurs pouvoirs
© Erika Irmler – Personnages à la découverte de leurs pouvoirs

En ouverture de la pièce, l’inconnu nous accueille sous la forme d’une salle enfumée, nous plongeant immédiatement dans une ambiance peu rassurante. Aurais-je quitté l’orage pour un monde plus dangereux encore ? En se dissipant peu à peu, la fumée révèle une scène macabre de corps mis en sac de jute, qui progressivement s’animent. Tels d’étranges papillons en gestation, trois personnages plus effrayés qu’effrayants émergent de leur cocon, et ainsi débute leur voyage, et le nôtre.

Nous suivons dans cette pièce les pérégrinations de ces trois personnages singuliers. Par leurs différentes manières d’appréhender leur environnement qu’ils semblent découvrir pour la première fois, on devine l’une plus courageuse, l’autre plus méticuleux, le troisième plus candide. Mais si chacun·e dévoile ponctuellement une individualité propre, c’est en chœur que les différents tableaux s’enchaînent. Le groupe évolue par à-coups, par soubresauts, constamment tiraillé entre la méfiance, la peur et la curiosité. Pour avancer dans cet univers hostile et inconnu, on s’imite, se colle, se toise, se lance des défis dans un jeu rappelant ceux de l’enfance.

© Erika Irmler – Un univers hostile se dessine dans les regards et les gestes prudents.
© Erika Irmler – Un univers hostile se dessine dans les regards et les gestes prudents.

Beaucoup d’éléments de la pièce évoquent par ailleurs l’univers des jeux vidéo. Les costumes éclatants créés par Corinne Pia arborent chacun une couleur définie, rouge, jaune ou bleu, comme illustrant des personnages à sélectionner en début de partie. L’univers sonore créé par Sylvain Fournier n’est pas non plus étranger à ce sentiment d’immersion vidéoludique. Omniprésente, la musique navigue entre des sons de cordes ou de flûtes et des pianos ou synthés, comme autant de cartes à explorer en des lieux distants l’un de l’autre. De plus, les effets de lumière créée par Zara Bowen offrent aux protagonistes la possibilité d’apprivoiser des mécanismes qui leur permettent tour à tour de se changer en un point lumineux, d’allumer des lanternes par le souffle ou encore de matérialiser des plateformes qui tantôt se révèlent ou s’estompent sous leurs pieds, dans un environnement qui s’acharne à leur opposer une résistance.

Personnification de cet univers onirique, une créature incarnée par Miguel Angel Gutierrez Martos hante les scènes, invisible aux yeux des voyageur·euse·s, apparaissant parfois comme un adjuvant inattendu, parfois comme une ombre immense et menaçante, mais le plus souvent manœuvrant des portes qui sont autant de passages d’un monde à un autre. Ce personnage malicieux rappelant la figure du djinn présente également sa propre évolution au sein de ce monde, qu’il semble au départ manipuler à sa guise, pour au fur et à mesure de la pièce se retrouver aussi démuni que ses compagnons de jeux, perdu au milieu des différentes portes squelettiques qui s’ouvrent et se referment au fil du voyage.

La scénographie minimaliste laisse une grande place au jeu corporel des comédien·ne·s, dont plusieurs sont passé par l’école LASSAAD de Bruxelles. La création se base en effet sur le théâtre de mouvement, et c’est uniquement par le corps que s’expriment les personnages. Par la qualité, la précision et les variations des différentes démarches proposées, tantôt fermes et décidées, tantôt absurdes, souvent prudentes et timorées, on perçoit l’évolution du parcours initiatique des onironautes, sans qu’ils et elles aient besoin de recourir à la parole. Le travail de clown opéré par les comédien·ne·s sous la direction de d’Hèctor Salvador Vicente soutient également la caractérisation des personnages dont les échecs à répétition, les maladresses ou les taquineries révèlent chez ces êtres étranges une humanité débordante.

© Erika Irmler – Que sont ces sacs qui serpentent en silence ?
© Erika Irmler – Que sont ces sacs qui serpentent en silence ?

Les jeux de regards et de corps partagent l’espace scénique aussi efficacement que si des pendrillons y étaient installés. Bien que les personnages apparaissent tous sur scène, on imagine sans peine les couloirs que chacun traverse indépendamment des autres, et l’on cherche impatiemment la faille qui permettra aux routes de se croiser. Ces trajets chorégraphiés se multiplient frénétiquement au fil de la pièce, dans une course poursuite labyrinthique qui donne peu à peu le tournis. La répétition des courses et des mouvements, qui permet de peindre chaque scène comme un tableau animé, nous plonge parfois dans un état de rêverie hypnotique. Si bien qu’en fin de pièce, on se retrouve empli de sentiments partagés. Sommes-nous réellement à la fin du voyage ? Les personnages ont-ils vaincus la mort dans cette « Partie mortelle » ou ont-ils simplement accepté leur sort ?

La question restera en suspens. J’emporte toutefois avec moi en ressortant du Bois de la Bâtie la sensation d’avoir traversé un univers poétique construit dans la plus grande simplicité, mais qui s’avère aussi vaste que mon imaginaire me le permet.



Partie Mortelle, par la Temeraria :

Jusqu'au 2 juillet au Galpon à Genève