Publié le 22.12.2023

Métamorphoses à la Cathédrale : un Stabat Mater au pluriel questionne la maternité aujourd’hui

Cathédrale de Lausanne

C’est au sein de la Cathédrale de Lausanne qu’un collectif féminin* transdisciplinaire a proposé un élargissement et une ouverture sur le questionnement sous-titre de leur performance « Choisir de devenir mère aujourd’hui ? ». Partant du Stabat Mater de Vivaldi, le collectif explore par la musique, le texte, la danse et l’espace la figure de Marie, présentée comme réceptacle d’un imaginaire judéo-chrétien de la maternité, pour en faire un espace de jeu, d’échange entre les diverses personnes présentes sur scène, le public et les résonances que chacun.e peut y trouver aujourd’hui.

© Annabelle Zermatten – Configuration de trois personnes, trois disciplines, faisant écho à la structure du Stabat Mater de Vivaldi. Figuration par la danse et le mouvement de Marie sous un lourd tissu bleu, médiée par le chant et la traduction des textes
© Annabelle Zermatten – Configuration de trois personnes, trois disciplines, faisant écho à la structure du Stabat Mater de Vivaldi. Figuration par la danse et le mouvement de Marie sous un lourd tissu bleu, médiée par le chant et la traduction des textes

Zoéline Simone, instigatrice de cette performance, est partie d’un questionnement double ; à la fois de sa pratique lyrique, professionnelle : quels sont les mots qu’elle énonce quand elle chante des textes religieux, qu’est-ce qui transparaît au-delà de la musique ? et également, sur un questionnement personnel quoique sociétal également, choisir ou non d’être mère aujourd’hui. C’est sur la base du Stabat Mater de Vivaldi, partant de la douleur de la Vierge Marie de voir son fils sur la croix que s’est fixée une zone de questionnement, de départ de cette aventure également, dès les premiers mots de la pièce Stabat Mater (« Debout, la mère se dressait »). Cette « mère des douleurs », c’est la figure de Marie, en tant que mère éplorée, figure même de la douleur, à la fois vierge et mère ultime de l’humanité, qui a influencé continuellement notre rapport à la maternité. Vue comme un exemple ou comme un fardeau, figure inatteignable, c’est pourtant par cette figure que le collectif a fait le pari de se poser ces questions brûlantes, créant ainsi un Stabant Matres (« Debout, la mère se tenait là » au pluriel).

La matière est ample, complexe, pourtant le résultat ressort joyeux, méditatif parfois, drôle souvent et rempli de riches échanges qu’offre le croisement entre plusieurs disciplines. Car Zoéline Simone s’est entourée pour ce projet devenu commun et collectif de diverses personnes apportant chacune avec leur personnalité et leur champ d’expertise de nouvelles clés d’entrée dans cette matière vaste. La forme plurielle du collectif se retrouve dans la construction du spectacle. L’on commence tout d’abord avec un rappel de la forme musicale du Stabat Mater, avec une petite explication au préalable donnant quelques informations sur la pièce musicale. Puis, trois personnes se placent sur « scène » (dans le chœur de la Cathédrale), représentant chacune un pan bien délimité que sont le chant interprété par Zoéline Simone, le mouvement par Kinda Gozo, figurant Marie engoncée dans un lourd tissu bleu et Lola Giouse, lisant la traduction des textes chantés en latin. La réorchestration électronique de Marie Lipp offre un ressenti plus immédiat peut-être des moments dramatiques du début du Stabat Mater. Justement, la forme de la pièce (trois groupes de trois mouvements chacun) est rappelée par la division en trois sur scène fortement accentuée.

© Annabelle Zermatten – L’homonymie de la mer, océan de possibilités, de choix, de points d’interrogation englobant le chœur de la Cathédrale
© Annabelle Zermatten – L’homonymie de la mer, océan de possibilités, de choix, de points d’interrogation englobant le chœur de la Cathédrale

Petit à petit l’écart se creuse entre la beauté de la musique et le ressenti lointain que procure la traduction des textes montrant Marie comme un mont de douleur extrême. C’est à partir de cette base « belle mais chiante », voire « misérabiliste », d’après les doutes chuchotés par l’équipe en direct et qui semblent désolidariser les différentes personnes du projet de base. On suit la mise à l’écart des actrices et leurs questionnements sur l’écho éloigné de ce que ce Stabat Mater produit sur elles, en premier lieu. Les commentaires métadiégétiques énoncés en direct permettent au public de suivre le processus de réflexion joué sur scène et les différents essais du collectif qui tente de rejouer la performance, sans cette solennité présente au départ, mais qui n’offrait pas grand espace de réflexion.

Adviennent donc différents moments, distordant la temporalité de ce Stabat : tout d’abord jouant sur les moments de mélismes musicaux de Vivaldi pour lire une biographie de Marie, puis petit à petit s’éloignant du carcan baroque, sur différentes musiques, sur lesquelles Hadas Pe’ery, compositrice, a collaboré, pour se demander finalement, « simplement » qui est Marie. C’est sur un chant d’échauffement que tout le monde se met à chanter, accompagné à la guitare par Marie Lipp, permettant à Lola Giouse de dire tout ce que Marie n’est pas, sur un texte de Anne-Sophie Subilia : « pas cachée », « pas obscure », « pas consentante », « pas la bonne de l’humanité », « pas seule », « pas que douleur quand même j’espère » et bien d’autres, mais « surtout pas une liste ». Libérant Marie des injonctions que, par ricochet, nous pouvons retrouver face à la question de la maternité. Le dire au public mais aussi de façon à jouer avec les différentes sensibilités et les faire cohabiter, par rapport à une figure au départ religieuse, mais qui a infusé dans notre imaginaire culturel aux valeurs judéo-chrétiennes. 

© Annabelle Zermatten – Figurer Marie sortant du cadre attendu, par le mouvement, conduisant à l’élargissement du tissu bleu qui formait son habillement qu’on lui connaît, ouvrant une voix nouvelle
© Annabelle Zermatten – Figurer Marie sortant du cadre attendu, par le mouvement, conduisant à l’élargissement du tissu bleu qui formait son habillement qu’on lui connaît, ouvrant une voix nouvelle

Le public suit ainsi un voyage de pensée de plus en plus onirique, où la figure de Marie sort de sa position contrite et endeuillée. Que serait-elle si elle n’était pas cette image figée, que ferait-elle en sortant de tous ces tableaux la représentant ? Kinda Gozo, par la danse et le mouvement, rejoue sur fond de voix off, cette sortie imaginée hors du cadre, rallongeant petit à petit le tissu bleu, celui qui au départ l’engonçait pour cette fois-ci être matière de découverte, d’ouverture des espaces. Espaces exploités intelligemment par la scénographie de Célia Hofmann, habillant progressivement le lieu du chœur de la Cathédrale, au fil de la performance. Les jeux de lumière ont permis d’entrer dans un nouvel espace propre à la performance, où souffle sur le sol le tissu bleu entièrement déplié, créant une mer parfois calme, parfois houleuse. Un océan traversé par chaque personne, avec en arrière-fond des affirmations ou doutes liés à la maternité aujourd’hui. Pas de jugement, des points d’interrogation vivants et habités. Une manière de mêler les disciplines, et de finir ensemble, sur une image vibrante de groupe, constitué chacune de leur monde propre, éclairé à la lueur d’une bougie. Une bulle de partage dans une mer d’individualités, un début de réponse pour ces Stabant Matres plurielles, non pas douloureuses, mais se tenant debout face à leurs interrogations.