Publié le 22.09.2023

Liberté de créer

Incubo, Bienne

Assister au travail en cours de trois artistes et pouvoir les rencontrer, en discuter avec eux : voilà l’expérience originale que proposent « Projets d’incubation ». Après un travail de deux semaines sur le plateau, Pascal Lopinat, Dafni Stefanou, Fanny Krähenbühl confrontent chacun et chacune leur idée au regard du public pour avoir son retour et continuer à travailler sur leur projet. Un véritable espace de recherche mis à disposition des artistes, où l’on découvre des pépites en devenir.

© Frederic Palladino – Pascal Lopinat, mi-homme d’affaires responsable qui nourrit sa famille, mi-DJ
© Frederic Palladino – Pascal Lopinat, mi-homme d’affaires responsable qui nourrit sa famille, mi-DJ

Dans Des paillettes grises, Pascal Lopinat entre en scène, tourbillon fluo courant derrière une voiture télécommandée, dans le bruit du trafic. Il bouscule quelques spectateurs, s’amuse, rit comme un enfant, libre et naïf dans l’espace scénique. Il avale une pilule puis se change devant nous pour enfiler un costume d’adolescent rebelle. Avachi devant les écrans, il zappe, zappe à n’en plus finir, faisant surgir des mots répétés en boucle, comme un mantra des médias : « social network, migration, conflict, health, accident, religion, research, science, art, freedom, culture ». Les mots se mélangent et deviennent musique pour l’adolescent, entouré d’un monde qu’il ne comprend pas. Il avale une pilule et enfile une chemise-cravate pour devenir un homme coincé derrière sa cuisinière. À nouveau, le son gagne peu à peu la scène, avec une musique répétitive créée à partir des instruments de cuisine. De temps à autre, l’artiste tend de la nourriture au public autour de lui. Il avale une pilule et se déguise en vieillard qui se déplace avec son déambulateur. Après toutes ces lumières et tout ce bruit, seul le chant des oiseaux règne, et l’homme lance des emballages de plastique et d’aluminium qui tombent en pluie de paillettes grises à ses pieds. Que ce soit sous forme de Ritaline, de drogues ou d’antidépresseurs, les médicaments font partie de notre vie, et plus d’un spectateur s’est sûrement reconnu dans cette esquisse frénétique des mœurs actuelles et dans l’univers sonore qui l’accompagne. 

© Frederic Palladino – Les gestes et la danse aériens de Dafni Stefanou pour raconter le voyage d’Asteria
© Frederic Palladino – Les gestes et la danse aériens de Dafni Stefanou pour raconter le voyage d’Asteria

La scène s’ouvre alors pour Dafni Stefanou et sa danse aérienne dans Asteria. Asteria, c’est une Titanide pourchassée par Zeus, qui se transforme successivement en oiseau, en pierre, avant de tomber dans la mer Égée et de devenir une île. L’artiste s’est inspirée de ce mythe grec pour se connecter avec sa terre d’origine. Sur scène, Zeus n’est pas présent ; la danseuse semble chassée par elle-même, par ses pensées. « Je ne bouge pas moi-même. Mon corps doit être ouvert pour pouvoir être bougé, dansé par les images. » Devenant tantôt oiseau, tantôt pierre, tantôt île, l’énergie change au cours du voyage, parfois accompagné de mouvements et de sons rapides, parfois d’une lenteur presque hypnotique. Les bruits du vent, le chant des cigales, les gestes du corps invitent le public à partager l’amour de sa terre qui habite l’artiste. Un corps qui devient un paysage mouvant, abritant plusieurs couches : « Pour moi, l’imagination est physique, c’est elle qui guide le corps. Celui-ci devient oiseau, c’est un état que je parviens à capturer, puis je peux jouer avec. Je le laisse libre, comme un univers, un organisme vivant qui peut changer à chaque représentation. » Les Cyclades en été comme un rêve, leur lumière, leurs ombres uniques, voilà l’environnement que Dafni Stefanou réussit à inviter avec elle sur scène, pour le partager de manière onirique avec le public. 

© Frederic Palladino – Autant de fragiles meringues écrasées au marteau que de fantasmes de voir disparaître son bébé, pour une maman en post-partum (Fanny Krähenbühl – Fury Room)
© Frederic Palladino – Autant de fragiles meringues écrasées au marteau que de fantasmes de voir disparaître son bébé, pour une maman en post-partum (Fanny Krähenbühl – Fury Room)

Contraste avec Fanny Krähenbühl qui porte un pantalon de travail orange et s’adresse directement au public pour lui exposer le concept de Fury Room, qui fait un carton un peu partout. L’idée est de pouvoir se défouler dans une pièce protégée sur des objets récupérés en décharge, avec choix des armes : pied-de-biche, batte de baseball ou marteau. Durant ces explications, l’artiste installe une Fury Room sur scène, confessant qu’elle ne sait que faire de la rage qui s’accumule parfois en elle. « Je comprends pourquoi on ne décharge pas en société, ce serait insupportable ! Pour ma fille de quatre ans, le monde est une Fury Room. Adulte, on ne peut pas agir comme ça. » On assiste alors à la destruction enjouée d’un aspirateur à la hache, menée par la comédienne. Puis l’artiste propose de développer une Fury Room pour les femmes en période de post-partum. Aussitôt dit, aussitôt fait, avec meringues écrasées au menu ; le dialogue prend des tons plus intimes, évoquant les difficultés que peut rencontrer une mère seule avec un enfant qui ne cesse de hurler et la tentation de le jeter par la fenêtre. Les rires fusent, tant Fanny Krähenbühl touche là à un tabou sociétal, ayant le courage de dire tout haut ce que beaucoup ont pu penser tout bas. Puis l’artiste rend justice à sa grand-mère à coups de coussin éventré, et s’attaque à la question du droit à l’avortement pour les femmes. Un spectacle jouissif pour tout le monde donc, pour les jeunes parents en particulier sûrement.



Projets d'incubation, à Incubo (Bienne) jusqu'au 24 septembre