Publié le 28.11.2023

Les Rouges Putes : « Que tremblent les juges »

Tribunal des Mineurs, Genève

A l'occasion de la Journée internationale pour l'élimination des violences sexistes et sexuelles et dans le cadre de la 19ème édition du Festival Les Créatives, la compagnie Hémorragie reconduit une performance de novembre 2022 pour dénoncer les violences à l’encontre des femmes. Un rappel enragé d’une injustice tenace.

© Isabelle Meister – Réappropriation visuelle des murs du tribunal par le collectif
© Isabelle Meister – Réappropriation visuelle des murs du tribunal par le collectif

Rien ne change si ce n’est le compte. C’est le constat qu’inspirent les chiffres horrifiques des violences sexistes en Suisse et dans le reste de l’Europe. A l’heure de l’écriture de ce papier, c’est 20 féminicides et 4 tentatives de féminicides qui sont recensés depuis le début de l’année par l’association Offensive contre les féminicides, faute d’organe de recensement institutionnel. En nous rappelant ces faits, Antea Tomicic ouvre la performance par un discours chargé de colère et de détermination.

Si en 2022 le projet avait pris forme devant le mur des Réformateurs de Genève – où l’inscription post tenebras lux près des figures de quatre hommes de pouvoir prenait alors un sens nouveau – l’emplacement choisi cette année s’avère tout autant symbolique. C’est en effet le tribunal des mineurs qui se pare des lettres rouge sang dans un mapping réalisé par Sophie le Meillour. Celui-ci laisse deviner des plans macros de fluides, de fleurs, d’éclats, dans une monstration métaphorique des violences qui, d’habitude, demeurent cachées. Le rouge domine, mais aussi le feu, comme une volonté de mettre à bas une institution trop souvent théâtre d’injustice lors des procès concernant les violences sexistes.

© Isabelle Meister – Moment solennel pour les 30 femmes partageant les mots de Perrine Le Querrec
© Isabelle Meister – Moment solennel pour les 30 femmes partageant les mots de Perrine Le Querrec

Afin de relater ce qui se cache derrière les chiffres, 30 femmes font retentir les mots de la poétesse Perrine Le Querrec contre les murs de l’institution genevoise. Par la récolte de témoignages en 2018 et 2019, l’artiste participe à la libération de la parole muselée de survivantes. Sa poésie est crûment explicite, sans ambiguïté, et dévoile à la fois l’enfermement, le combat, la résilience, la douleur physique et psychologique et les mécanismes de silenciation de ces violences domestiques. Il est alors question de multiples portes, que l’on redoute qu’elles soient ouvertes ou fermées, il est question de silence, de maquillage qui masque les coups, d’enfants pour qui les mères craignent, objets de chantage et victimes collatérales. Une litanie de violence qui charge le micro qui passe de main en main.
Si le lieu se prête aussi bien à la performance, c’est que les poèmes qui la composent relatent beaucoup de situations issues du tribunal, des méandres procéduriers et de l’injustice ressentie dans nombre de cas. « Je ne veux pas me plaindre, je veux porter plainte », clame une lectrice devant les fenêtres closes du bâtiment. Une autre évoque une partie truquée et un « tricheur qui [lui] prend le jeu des mains ». Une troisième se voit contrainte d’aménager sa peine en regard à l’aménagement de peine de son agresseur. Face au discrédit des victimes devant la justice, reste une parole commune pour combattre le fléau, hors les murs, aux yeux du monde.

Car dire les violences, c’est faire exister non seulement les actes criminels, mais aussi les femmes qui ont succombé sous les coups, tout comme celles qui y ont survécu. Le chœur ainsi rassemblé est alors paré du noir en hommage aux victimes de l’année 2023, dont les noms sont cités en fin de performance, mais aussi du « rouge pute » qui, selon les mots de Perrine Le Querrec, rend « Visible, Vivante » et permet de redessiner sa vie comme on dessine ses lèvres. En occupant ainsi l’espace public, les Rouges Putes donnent corps à une solidarité sororale, afin « que tremblent les juges ».

© Isabelle Meister – Antea Tomicic liste les noms et âges des 20 victimes de 2023
© Isabelle Meister – Antea Tomicic liste les noms et âges des 20 victimes de 2023

La performance orchestrée par Antea Tomicic avec le regard de Magdalena Karpinski – qui fut précédée d’une conférence de l’historienne Christelle Taraud sur les mots et les images du sexisme – résonne amèrement avec l’actualité, à l’annonce du refus par le Conseil Fédéral de subventionner une nouvelle campagne de prévention contre les violences domestiques. Cette édition 2023 du Festival Les Créatives – dont la richesse des propositions continue de foisonner d’année en année – arrive à son terme, et tout porte à croire que les voix s’y élèveront toujours pour crier ce qui est trop souvent tu.



Antéa Tomicic représentera son spectacle Le prénom a été modifié à Paris en mai 2024


Aide et information concernant les violences conjugales sur le site de l'association AVVEC