Publié le 03.05.2023

Incandescences : D'amour et de feu ardent

Théâtre Le Reflet, Vevey

À l’orée de l’âge adulte, six jeunes hommes et trois jeunes femmes issu·e·s en majorité des cités de banlieues françaises se dévoilent au public, évoquant sans pudeur les personnes et les thèmes qui ont composé leurs vies jusqu’ici. Un spectacle fort, qui démontre une fois de plus la capacité rare d’Ahmed Madani à exhumer les histoires les plus secrètes de nos intimités.

© Nicolas Clauss – Tenter de sortir des cases dans lesquelles on est enfermé·e malgré soi, un résumé du combat interne poursuivi par chacun·e des jeunes du spectacle
© Nicolas Clauss – Tenter de sortir des cases dans lesquelles on est enfermé·e malgré soi, un résumé du combat interne poursuivi par chacun·e des jeunes du spectacle

Elles et ils sont neuf. Neuf corps solidement ancrés sur la scène du Reflet, déterminé·e·s à nous raconter leurs histoires, que l’on soit prêt·e·s à les entendre ou non. Neuf incandescences qui brillent dans l’immensité du ciel. Ces neuf jeunes, le metteur en scène et dramaturge Ahmed Madani les a choisi·e·s au cours d’un long processus lors duquel il a rencontré des dizaines de personnes qui lui ont chacun·e dévoilé une partie de leur histoire. Ahmed Madani vit pour cela : faire des rencontres, emmagasiner le plus de vies possibles, et régurgiter ces récits sur scène dans des spectacles ou fiction et réalité se mêlent jusqu’à l’indéfinissable.

Incandescences est le troisième et dernier opus du triptyque Face à leur destin, composé de six spectacles (deux par opus). Le premier, Illuminations, éclairait le rapport de jeunes hommes à l’autorité et à leurs pairs ; le deuxième, F(l)ammes, était une ardente ode à ce que veut dire « être femme » aujourd’hui dans les cités de banlieue. Incandescences enfin clôt cette trilogie en suivant toujours le mot d’ordre d’Ahmed Madani : donner la parole à des personnes que l’on entend trop peu, issues de quartiers défavorisés, et créer un lien d’intimité entre elles et les spectateur·ices en mettant au jour tout ce qui les lie : leurs doutes, leurs vécus, leurs joies.

© Madani Compagnie – Les scènes se suivent dans une belle continuité, alternant moments explosifs et moments d’une grande douceur, comme ici l’Ave Maria de Schubert magnifiquement interprété par Marie Ntotcho
© Madani Compagnie – Les scènes se suivent dans une belle continuité, alternant moments explosifs et moments d’une grande douceur, comme ici l’Ave Maria de Schubert magnifiquement interprété par Marie Ntotcho

Une grande place est faite au corps dans Incandescences : sur le plateau, peu de décor. Au fond, un écran habille parfois la scène d’images : des proches des comédien·nes, des représentations figuratives de leurs états intérieurs. Pas grand-chose d’autre. La corporalité est l’une des thématiques centrales du spectacle : les rapports à son corps et aux corps des autres tissent un fil rouge autour duquel se greffent les autres sujets de préoccupation de ces jeunes : l’amour, la sexualité, la religion, l’amitié, le mariage, le porno, la famille… autant de thèmes omniprésents dans la vie de ces immigrés de deuxième ou troisième génération et qui forgent leurs visions du monde. « Incandescence » vient du latin candesco, « devenir blanc ». Trouver sa place en tant qu’immigré et/ou habitant des quartiers populaires signifie forcément se battre avec des forces contradictoires : comment rentrer dans les carcans de la société blanche sans trahir ses origines, ses convictions, son passé ? Comment démêler les fils de ses origines qui ont pris racine dans son corps ?

Les témoignages solitaires de ces filles et garçons s’enchaînent dans une suite de performances solides et sensibles entrecoupées de moment choraux, chorégraphiés et/ou chantés. Les tensions dont sont empreintes les relations au sein de ce groupe, qui pourtant s’aime de tout cœur, se révèlent, éclatent et retombent. Chacune et chacun possède son parcours détonnant, ses blessures intimes, qu’elles et ils nous racontent sans ambages : qu’est-ce que ça fait d’être l’enfant d’un père séropositif ? comment trouve-t-on sa place au sein d’une famille de 22 frères et sœurs ? comment se relève-t-on (ou pas) d’un viol ? ça fait quoi de dire « je t’aime » pour la première fois ? comment concilier sa foi et son identité de genre ?

© Madani Compagnie – La place du digital est aussi adressée, ici dans une scène hilarante d’échange de messages entre tous les membres de la troupe
© Madani Compagnie – La place du digital est aussi adressée, ici dans une scène hilarante d’échange de messages entre tous les membres de la troupe

Malgré la longueur de la pièce (presque deux heures), on se laisse embarquer par le désir de liberté de ces jeunes et leur envie d’être vu·e·s, reconnu·e·s, accepté·e·s. Leur emprise avec les traditions familiales et religieuses et leur volonté de vivre la vie qu’ils et elles veulent s’entrechoquent pour mieux tendre un miroir sur nos propres contradictions et nous mettre face à nos privilèges. Je ne peux m’empêcher de penser à la classe de l’école privée richissime qui a assisté au spectacle ce soir-là. Qu’ont pu bien ressentir ces élèves face à la déferlante de vécus et la diversité d’expressions qui s’est abattue sur scène ? Impossible de le savoir mais une chose est sûre : je remercie Ahmed Madani d’avoir permis à ces deux mondes (et à la multitude que composait le public) de se rencontrer, même pour l’espace d’une soirée.



Incandescences, par Madani Compagnie :

Le 4 mai au Théâtre Le Bordeau à Saint-Genis Pouilly (FR)

Le 11 mai à L'Estive, Scène Nationale de Foix (FR)

Le 13 mai à la Maison du Peuple à Millau (FR)

Du 16 au 17 mai sur la Scène nationale d'Albi (FR)

Le 23 mai sur la Scène Nationale de Narbonne (FR) 

Le 26 mai au Théâtre Olympe de Gouges à Montauban (FR)


Ahmed Madani dirigera cette année Entrée des artistes, le spectacle de sortie de l'Ecole des Teintureries :

Du 7 au 10 mai au Théâtre de Vidy (Lausanne)

Le 26 mai à Nuithonie (Villars-sur-Glâne)

Le 29 mai au Théâtre du Crochetan (Monthey)