Publié le 12.05.2023

Duel ou Duo ? Un seul « D », celui du Désir de transmettre !

Théâtre le douze dix-huit, Le Grand-Saconnex

Entre jeu musical et duel ludique, Lucas Buclin et Florian Favre s’affrontent joyeusement sous les sollicitations d’Yvan Richardet, habile arbitre musicien. Le public est invité au jeu pour désigner thèmes et manières de chaque round et distribuer les points.

© Marine Delacrétaz – De gauche à droite : Lucas Buclin, Yvan Richardet et Florian Favre
© Marine Delacrétaz – De gauche à droite : Lucas Buclin, Yvan Richardet et Florian Favre

La lumière s’éclipse et se concentre : deux pianos sur la scène, l’un quart-de queue sur la gauche, l’autre, droit, sur la droite. Silence. Au centre une tablette, sur laquelle reposent curieusement une paire de gants de boxe, un masque avec tuba, une sonnette de service et une coupe de vainqueur. Le ton est donné. L’arbitre apparaît et annonce les quarante-deuxièmes finales de « Piano’s fight », entre Lucas Buclin pianiste classique, et son adversaire Florian Favre, pianiste de jazz. Ovation. La joute de présentation, d’emblée, invite le public à donner ici à Florian Favre trois mots pour exprimer ce que le jazz a à dire (le choix se porte sur soleil, Appenzell, et chien) et là trois notes à Lucas Buclin (la, ré, sol) pour présenter son jeu classique. Le match est lancé. Le public déjà s’amuse !

Duel de piano, c’est d’abord l’amitié de deux pianistes passionnés aux couleurs marquées. L’un classique, Lucas Buclin, amoureux de nature, s’est formé à la Haute Ecole de Musique de Lausanne, puis à l’Universität für Musik und darstellende Kunst de Vienne. L’autre, jazzman, Florian Favre, formé au conservatoire de Fribourg, puis à la Haute école d’Arts de Berne (HKB). L’un et l’autre enseignants professionnels ont un rayonnement européen, et ont eu l’occasion de fréquenter des scènes mondiales. Mais ici, c’est le jeu, partagé entre eux et avec le public, qui les motive, et le duo s’est associé un arbitre tiers, Yvan Richardet, dont le rôle souvent décisif éclipse parfois le duel pour mettre en lumière les capacités de chacun, au final dans un jeu de… trio.

© Marine Delacrétaz
© Marine Delacrétaz

Lors d’une succession de joutes d’expression musicale, drôles voire hilarantes, l’arbitre Yvan Richardet impose aux deux protagonistes des séquences d’expression personnelle, improvisées, et au risque… de pénalités. L’improvisation est favorisée et déclinée avec l’exigence de contraintes variées : proposer une variation sur un animal choisi par un membre du public et le faire deviner à l’adversaire, imposer un thème (Harry Potter) avec un style (tango pour le jazzman, Debussy pour le classique), suivre une courbe mélodique tracée par une spectatrice, dans une alternance de plus en plus courte, pour le jeu de chacun, en peau de chagrin. Et tant d’autres ! Plaisir pour l’auditeur d’attraper un thème connu, comme ‘joyeux anniversaire’ à peine esquissé sur le fond de ‘quand trois poules vont au champ’, d’éprouver le romantisme de Debussy quand le pianiste se voit imposer les gants de boxe comme pénalité à ce moment-là, ou encore de reconnaître le lion dans un jeu campé, sûr, parfois menaçant, en tous cas majestueux, que Beethoven n’aurait pas renié. L’improvisation alliée au jeu n’est pas sans rappeler, dans le domaine de la chanson cette fois, les drôleries du groupe Chanson plus bifluorée. Plaisir assuré pour l’auditeur, qui tranche à l’applaudimètre le vainqueur de chaque manche.

Dans ces improvisations drôles, créatives, et aux règles parfois déjantées, la musique des compositeurs aux influences très différenciées reste au centre sur la scène, non seulement comme une terre que nos pianistes triturent, tordent et façonnent pour les besoins de la re-création, mais aussi comme un lieu de beauté où s’expriment leurs convictions profondes partagée à leur public. Dans une vidéo surprenante, tournée sur le lac de Gruyère, Florian Favre mentionne : « Tradition is not the worship of ashes, but the preservation of fire», (la tradition n’est pas le culte des cendres, mais la préservation du feu). Guère éloigné des mots de Lucas Buclin dans une interview à la RTS le 11 novembre 2019 : « les pièces classiques travaillées nourrissent l’improvisation, dans des styles très différenciés, à la rencontre … d’un public ». Ces deux-là jouent d’un désir commun partagé, faire voir dans le jeu des compositeurs un sens très actuel, appuyé sur une tradition, et mis au service du feu… de la rencontre. Ainsi, dans une des joutes, dite Piano adverse, nos deux protagonistes expriment le prénom d’un membre du public, transposé pour chaque lettre en correspondance de notes, avec même une altération dièse pour l’une d’elle. Ils alternent alors chacun sur les deux pianos jazz et classique leur improvisation sur ce prénom : moment de grâce et de feu, désir accompli.

Duel de pianos offre donc, à travers des figures musicales imposées par un arbitre à deux pianistes en compétition joyeuse, non seulement l’occasion d’un très bon moment d’amusement pour petits et grands, mais aussi une réflexion sur l’improvisation comme terreau d’identité musicale de ces deux pianistes aux sources de leurs maîtres. Un spectacle à ne pas manquer pour tout mélomane.



Duel de piano, au Théâtre le douze dix huit, jusqu'au 13 mai