Publié le 21.08.2023

De l’importance du care, ou le rêve en mouvements

far°, festival des arts vivants, Nyon

Dans le cadre du far° festival des arts vivants à Nyon, Anne-Lise Tacheron présente une sculpture vivante tissée de multiples inspirations qui appelle à d’innombrables rêves. Un instant suspendu riche de sens qui fait déborder les imaginaires.

© Emmanuelle Bayart – Réparer les corps, les esprits et les objets pour les faire vivre à nouveau
© Emmanuelle Bayart – Réparer les corps, les esprits et les objets pour les faire vivre à nouveau

Pourquoi ne pas pérenniser l’éphémère ? Si l’on considère la performance comme un instant qui tire une partie de sa magie de son caractère fugace, la vie d’un objet performatif ne se limite pas à une grille de programme. Le projet proposé par Anne-Lise Tacheron, Safety Station, incarne une double temporalité. Le temps de la performance coïncide ici avec la durée de vie de trois objets animés de manières inédites, mais dont l’enveloppe fera renaître de nouvelles histoires, leur essence se développant au fil de rencontres, au contact des mains qui les soignent et des idées qui les enrichissent.

L’artiste lausannoise se plaît à dialoguer et faire dialoguer avec des matériaux divers, particulièrement avec les tissus. Dans cette performance, trois couvertures s’animent de différentes manières, afin de thématiser la pratique du soin. En effet, c’est à travers divers ateliers publics de couture que celles-ci ont été façonnées, enrichies d’objets, de vêtements apportés par les participant·es, de textes issus de livres ou de dialogues survenus lors de ces moments de partage, mais également réparées par les participant·es entre deux performances. Il est donc question de maintenance de l’objet, mais aussi de le faire vivre à travers l’histoire de chaque morceau de tissus qui le compose et des personnes ayant collaboré à son élaboration.

© Emmanuelle Bayart – La frontière entre l’inerte et le vivant se brouille
© Emmanuelle Bayart – La frontière entre l’inerte et le vivant se brouille

Au début de la performance, le public est invité à s’asseoir sur divers coussins qui encerclent le plateau de jeu. Les trois couvertures forment le décor, en trois endroits distincts : la première accueille les chaland·es, les observe de son œil éveillé comme un personnage-gardien, sur lequel est affiché un protocole mentionnant qu’il n’est pas à déplacer. La deuxième, un large tissu bleu roi parsemé d’éléments tels que des masques, des cordes ou des drapeaux, semble illustrer un paysage cosmique. Enfin, en coin de plateau, se tient sagement un amas de peluches, nous prédisant la présence future d’un être à l’aube de sa vie.

Et c’est ainsi que, une fois confortablement installé·es, nous remarquons deux performeur·euses qui s’installent dans la dernière couverture. Leur costume fait penser à des pyjamas fantaisistes, nous laissant supposer qu’iels intégreront le domaine des rêves. En effet, durant la lente animation de l’objet par les performeur·euses, que celleux-ci s’approprient, on voit apparaître une nouvelle forme, un être aux tubercules écaillées de couleurs scintillantes, duquel surgissent parfois une tête, une jambe, un bras. Se mouvant à l’intérieur de la sculpture, les performeur·euses nous laissent songeur·euses quant à savoir s’iels explorent l’intérieur de ce « monstre » où s’iels font partie intégrante de celui-ci. Sur l’un des coussins proposés au public, il est par ailleurs écrit « Quand t’es pris dans le rêve d’un autre, t’es foutu ». La lecture de cette citation suscite alors une légère inquiétude, et l’on se prend à espérer que le monstre qui traverse progressivement la scène n’est pas ce rêve qui rend captif·ves ses occupant·es.

L’ambiance sonore participe pour beaucoup à l’étrangeté de la scène. Munies d’un micro et de divers objets, deux performeuses explorent des sonorités variées telles que grésillements, crépitements, coulissements de fermeture-éclair, sons de grelots, textes chuchotés ou sifflements, pour accompagner l’évolution du monstre. Une musique discrète mais presque continue soutient d’ailleurs toute la pièce, dessinant les contours de ce monde onirique où l’on se sent entouré·e par une vie fourmillante et invisible.

© Emmanuelle Bayart – Une place importante est laissée à l’exploration sonore
© Emmanuelle Bayart – Une place importante est laissée à l’exploration sonore

Mais cette ambiance évolue en seconde partie. Les quatre performeur·euses se rejoignent pour intégrer la deuxième couverture, et jouer de l’équilibre des corps et de la force de chacun·e pour créer plusieurs tableaux. Ces corps en tension et les étendards que ceux-ci brandissent rappellent Delacroix et sa Liberté guidant le peuple, comme un clin d’œil à l’importance du care, sujet principal de la pièce, comme outil de lutte révolutionnaire. Le parcours effectué par ce second objet reprend de manière inverse celui du monstre en première partie, comme si nous assistions à deux faces d’une même journée : celle du labeur, de l’action commune, dont les gestes sont précisément coordonnés et celle du monde des rêves, où l’imaginaire prend le pas pour créer organiquement de nouvelles formes de possibles.

Enfin, lorsque les deux structures se rejoignent, elles donnent naissance à une cabane d’enfant, comme une nouvelle station à l’intérieur de la station. Accrochée à la poignée d’une porte ouverte sur l’extérieur, elle fait déborder le spectacle sur le dehors, comme pour marquer l’inexistence d’une réelle fin à la performance. En effet, une fois les saluts de rigueur effectués, une collation est offerte et invite à la discussion, plusieurs personnes du public restent allongées, d’autres flânent au milieu des livres exposés ça et là, et des enfants observent la majestueuse et intrigante cabane. Des casques audios sont également proposés pour prolonger l’expérience par de nouveaux sons d’ambiance et par une interview de l’initiatrice du projet, qui nous rappelle que les fins sont également bien souvent le début d’autres choses.

Safety Station est donc, avant une expérience en mouvance, une rencontre du public avec le travail des artistes, des participant·es des ateliers et des multiples objets créées au fil du parcours du spectacle. Et si la thématique du soin apparaît comme centrale dans le processus de création, on ressent surtout l’influence des multiples mains et multiples paroles qui ont participé et participeront encore à le façonner, à le réparer, à le faire évoluer dans toute son effervescence.