Publié le 31.05.2023

Corps et âme abimés

Pulloff Théâtres, Lausanne

Une gueule cassée peut se reconstruire à coup de bistouri, mais que faire de l’âme en dessous ? Peut-on effacer les difformités intérieures modelées par une vie de malheur ?

© Philippe Pache
© Philippe Pache

Au Théâtre Pulloff, on atteint la salle comme un aubergiste atteint ses meilleurs crus : en descendant un petit escalier raide et étroit à côté du bar. Une volée de marches, quelques dizaines de sièges alignés, des strapontins sur le côté pour ceux qui, comme moi, forment l’arrière-garde. Froissements d’habits qu’on retire, de sacs qu’on case tant bien que mal entre les jambes, chuchotement, curiosité, impatience et espoir.

Au son d’une trompette, un homme se met à danser entre les troncs suspendus d’une forêt de punching-balls. Sensuel, il entame un flamenco solitaire et lascif, caresse les sacs de cuir, leur arrache quelques notes en les frappant tels des tambours. C’est étrange, on se demande où cela va nous entraîner. Dans l’ombre, on devine un homme sur une chaise, visage bandé. A gauche, en tailleur au centre de ses machines, un ingénieur du son. A droite, les doigts déjà prêts à courir sur les touches de son synthétiseur, un musicien. Quatre hommes répartis sur une scène toute en profondeur et sans échappatoire. De coulisses, il n’en sera pas question durant cette pièce, tout se déroulera là, sous les yeux du public à la lueur des projecteurs. 

© Philippe Pache
© Philippe Pache

Car c’est bien un public que réclame Gaspar. Enfant défiguré par des accidents en chaîne, ayant grandi dans la misère d’une famille malheureuse, blessé par les regards de ses camarades, des filles qu’il désespère d’intéresser… A 22 ans, Gaspar a décidé de prendre sa revanche : il s’est fait refaire complètement le portrait ! Pour avoir, enfin, une belle gueule. Pour plaire. Pour conquérir.

Devenu richissime et tout puissant, a-t-il pour autant atteint le bonheur ? Rien n’est moins sûr, évidemment. Car Gaspar nous raconte, par mille détours et souvenirs, là où il en est aujourd’hui : sa fille de 5 ans est morte, sa femme partie, sa face à nouveau couverte de blessures. Retour à la misère, de l’argent plein les poches en prime. Mais la question qui surgit est : a-t-il jamais quitté cette triste case de départ ?

Le scripte de cette pièce conçue par l’interprète du beau gosse de service, Stéphane Rentznik, est dense. Très dense. Peut-être un peu trop par moments, quand le spectateur, distrait par un son ou un jeu de lumière perd le fil, manque une référence ou baisse sa garde. Mais quand les mots se font pesants, surgit Antonio Perujo, le danseur de flamenco qui parle un tout autre langage. Claquement de talons, jambes, hanches, bras, poignets, regards. C’est le corps, rien que le corps, qui se met à vibrer. 

© Philippe Pache
© Philippe Pache

A ce mélange étrange s’ajoutent les sons et les lumières, dans une chorégraphie parfaitement maîtrisée. Le jeu des acteurs inclut avec humour et harmonie Julien Boss, aux claviers, et Jonathan Simarro, au son. Une symbiose de ces quatre hommes dont on ne peut qu’imaginer le travail acharné pour arriver à un tel degré de précision. Et les lumières, et les costumes, qui participent à ce succès.

Si au final le discours reste, à mon humble avis, un peu embrouillé faute d’une trop forte densité, l’expérience artistique est de celles dont je me souviendrai longtemps. Un sentiment à la fois drôle et amer, beaucoup de violence pour tout autant d’humanité, un corps puissant pour un scénario qui ouvre bien des questions. A voir, à revoir peut-être, pour cette curiosité que sait susciter une œuvre artistique de création.



Derrière les Maux, par la Compagnie BelBo :

Jusqu'au 7 juin aux Pulloff Théâtres à Lausanne