Publié le 19.11.2023

Carmen se libère de ses chaînes et roule en mécanique

Maison du Concert, Neuchâtel

A la Maison du Concert, Teresa Larraga se produit en un seule-en-scène sur-mesure pour elle. Secrétaire pour un garage dans l’Espagne de Franco, elle aspire à la mécanique pure et dure. C’est portée par la musique de Carmen de Georges Bizet que celle-ci arrive à ses fins et se libère, véritablement, de ses jougs. Le tout en bande-son remixant et réactualisant les tubes de l’opéra.

© Léo Burgy – Quand le feu intérieur et la fumée du moteur tournent dans le bon sens pour notre mécanicienne
© Léo Burgy – Quand le feu intérieur et la fumée du moteur tournent dans le bon sens pour notre mécanicienne

Composé par George Bizet en 1875, adapté de la pièce éponyme de Mérimée, l’opéra Carmen parle d’une femme bohémienne en Espagne mettant la liberté au centre de sa vie. Le soldat Don José, après un coup de foudre passionné, se lie à elle… jusqu’à finir par un meurtre. Don José n’acceptant pas la liberté de ses amours et de son esprit la tue, au rythme de la corrida menée par le nouvel amant de Carmen, le toréador Escamillo. Le personnage de Carmen est un troublant oxymore, en tant que rôle prototypique des rôles de mezzosoprano. Souvent, cette tessiture dans l’univers lyrique convoque des personnages de femmes autres qu’ingénues et promises au héros de l’histoire. Ce sont souvent les méchantes, les vieilles dames, les sorcières, bref les « oubliées de l’histoire ». En tant que « femme fatale » et étrangère, Carmen représente donc également un fantasme féminin et espagnol, ambassadrice d’un pays objet de projections à l’époque de Bizet.

Pour la compagnie de théâtre Frenesí, explorant depuis déjà plusieurs spectacles des thématiques tournant autour de l’amour, de la popularisation de l’opéra dans la rue, des violences faites aux femmes, réinterpréter cet opéra et l’adapter en un seule-en-scène constituait une continuité logique tout comme un territoire à reconquérir. Que nous dit donc Carmen aujourd’hui ? et qu’est-ce qu’une comédienne, clownesse et chanteuse lyrique espagnole, Teresa Larraga, instigatrice du projet et seule personne sur scène, a à dire de ce sujet ?

C’est dans une ambiance resserrée, presque dans l’obscurité et en « cours de travail » que le public est accueilli. Une femme en bleu de travail est penchée sous une voiture, en grande réparation, dans un endroit où éléments de décors et accessoires disparates (chiffons, boîte à outils, pièces détachées) en font un garage convaincant. L’espace se découvre petit à petit, où une unique source de lumière est utilisée, mue par Teresa Larraga, au rythme de ses allées et venues dans le garage. On entend, entre les grésillements de la radio, les différents thèmes de l’opéra Carmen. L’affiche Carmen qui trône dans cette partie de la scène nous confirme la passion que l’aspirante mécanicienne entretient pour cet opéra qu’elle chantonne allégrement. 

© Léo Burgy – Notre secrétaire enserrée dans un espace « gardé » par le portrait de Franco…
© Léo Burgy – Notre secrétaire enserrée dans un espace « gardé » par le portrait de Franco…

La radio – « Radio Maria » – donnant l’heure « 7 horas en España, 6 horas en Canaria » met un terme à cette bulle de tranquillité. Des pneus entassés font la séparation entre les deux espaces mis en opposition : garage et secrétariat. Notre mécanicienne sort de son bleu de travail et franchit l’espace du secrétariat, avec des habits aux inspirations rétro. L’affiche de Carmen, lors de l’ouverture du secrétariat est retournée pour faire place à une affiche d’une pin-up en petite tenue faisant de la mécanique, répondant aux critères de fantasme masculin. Une dichotomie qui sera développée tout le long. L’ambiance du secrétariat est donnée avec un portrait de Franco affiché, une croix chrétienne sur le mur et la date du 20 novembre 1945.

La partie clownesque du spectacle (le sous-titre de la pièce est Solo pour une clownesse lyrique) se développe dans les allées-et-venues, sans autres paroles que les réponses en espagnol de la secrétaire, tiraillée entre deux téléphones du siècle passé, l’un permettant de prendre rendez-vous pour le garage et l’autre en ligne directe la mettant en contact avec son directeur, qui la demande à son bureau à chaque fois avec plus d’insistance. Elle amène de plus en plus de classeurs dans ses bras, qui finiront par joncher la table et le sol. Sa sortie, buttant toujours sur la même marche, pour se rendre chez le directeur, se fait avec une appréhension grandissante. On comprend par sa présence corporelle amoindrie que ces rencontres la mènent à une escalade d’agressions jusqu’à une dernière sortie en sous-vêtement glaçante. L’image affichée de la pin-up dénudée se montre à l’antipode de la réalité, face à la décomposition de notre clownesse. Sortant du cadre, celle-ci choisira néanmoins de prendre sa liberté de manière jouissive, portée par la musique de Bizet.

On salue l’utilisation intelligente des morceaux de Carmen, appuyant la dramaturgie du spectacle. La musique du chœur des enfants « Avec la garde montante », a servi de changement d’univers de Carmen, qui se relaie entre deux rôles ; secrétaire après avoir été mécanicienne durant la nuit. Aussi, la musique du deuxième acte de l’opéra se passant normalement dans une taverne « chez Lilas Pastia », est utilisée pour l’amusement tout comme lieu de rencontres et d’affaires pour les bohémiens. Un choix qui permet à Teresa Larraga de chanter pleinement « Les tringles des sistres tintaient », normalement destiné à cet univers, tout en passant la serpillière sur le sol. Cela montre les différentes casquettes de cette Carmen-ci. Le chant normalement destiné à Don José « La fleur que tu m’avais jetée » offre un moment de retournement des thématiques… au lieu d’un air exposant son amour, dans la bouche de notre secrétaire bafouée, ce chant signifie la toxicité de la relation avec son directeur – jouant sur le thème dit « du destin » avant le début de l’air, qui clôt en effet le destin des deux personnages.

Après son apparition en sous-vêtements où plane le thème de la mort de l’opéra – signifiant le présage de son meurtre à elle – ici, c’est notre secrétaire qui choisit de tuer son bourreau. Pour arriver triomphante, sa clé à molette, objet du crime, en main sur la bande-son de l’ouverture de l’opéra ; une nouvelle ère sans oppression s’ouvre en effet à elle. Elle peut chanter ensuite l’air « Près des remparts de Séville », après avoir siroté sa bière, sans avoir à répondre de personne. On regrette toutefois qu’à certains moments, la bande-son ne soit pas un accompagnement au piano en live : car la liberté prise peut aussi passer par le fait de se faire accompagner et ne pas chercher à coller à une cadence préenregistrée. Un accompagnement aurait permis de suivre plus personnellement et intimement la voix de Teresa Larraga au cœur de l’action. Elle n’en sortirait que mieux, pour une voix aux accents de liberté et de chaleur.

© Léo Burgy – Inauguration du Garage Carmen, symbole d’émancipation.
© Léo Burgy – Inauguration du Garage Carmen, symbole d’émancipation.

Le choix d’une Carmen clownesque permet d’allégoriser la réalité et de pas voir une vengeance œil pour œil, mais un dénouement jouissif et métaphorique. On fait souvent le lien entre le toréador, vainqueur d’un taureau qu’il a tué devant la foule en délire et Don José qui tue Carmen. Ici, la fraîcheur nous amène une Carmen triomphant de son agresseur, s’essuyant le sang logé dans la clé à molette qui a eu raison de son affreux personnage. Jouant même avec le mouchoir taché de sang, à la façon du foulard du toréador narguant le taureau. Ce passage peut interpeller, peut-être a-t-il été créé à cette intention ? Nous faire réagir, nous public, à la vanité d’un sport esthétique, tirant profit de la souffrance et mort d’un animal, dans un combat souvent esthétisé comme une danse à deux entre le toréador et « son » taureau, de même que les crimes autrefois appelés « passionnels » sont souvent romanticisés, au lieu de les voir avec une lumière froide et proprement criminelle. Ici, notre héroïne prenant le pouvoir, se défendant de son agresseur agit en inversion des thématiques. C’est l’histoire d’une prise de liberté, d’une multiple libération même. Libération personnelle, celle-ci peut aussi parler des nombreuses violences subies par les femmes, mais également de la fin d’une mainmise sur le pays espagnol par Franco. En effet, après s’être débarrassée de ce directeur agresseur et qu’une croix soit tombée de la paroi, comme la fin d’une hypocrisie pour un lieu se présentant de prime abord plus présentable que le garage, la radio annonce la mort du dictateur. Le cadre du général Franco, à son tour, tombe par terre, signifiant la fin d’une période révolue. Libérée d’une domination non-souhaitée, notre clownesse mécanicienne peut se construire réellement telle qu’elle le souhaite. Sous une bande-son techno et remix de « L’amour est un enfant de Bohème », elle inaugure le Garage Carmen, dévoilé par des banderoles aux drapeaux espagnols et réécrit son histoire, intrinsèquement liée entre sphères personnelle et politique. Elle place l’affiche de Carmen à la place du cadre de Franco, finit de réparer sa voiture, s’enlève les dernières traces de sang de son rétroviseur, et part en voiture, allumant une dernière cigarette dont la fumée et les phares éclairent son passage dans la nuit. On y voit un dernier clin d’œil à Carmen, qui travaillait en tant que cigarière. Ici, elle choisit de travailler dans ce qu’elle aime, en tant que mécanicienne, milieu encore considéré comme masculin. Elle se laisse ainsi porter par son propre feu intérieur. Et quiconque se met sur sa route, « prends garde à toi » pour ce mélange explosif entre huile de moteur et étincelle de liberté !



Carmen par le Théâtre Frenesi

Jusqu'au 25 novembre à la Maison du Concert à Neuchâtel